«C’est devenu un chemin de croix»: le ras-le-bol de la filière de la construction face à la multiplication des oppositions

Un projet résidentiel qui respecte l’environnement

Bâtiment en construction sur l’ancien site Koch, photographié le 24 avril 2024 à Zurich-Altstetten. — © GAETAN BALLY / KEYSTONE

Article paru le 27 mai 2025 dans Le Temps – Alexandre Beuchat

Aujourd’hui, presque chaque projet de construction en Suisse s’apparente à un champ de mines. Les jeux de pouvoir et les exigences financières sont susceptibles de faire vaciller les maîtres d’ouvrage les plus aguerris. Quasiment tous ceux qui veulent construire ou transformer un bâtiment sont confrontés à cette réalité.

«Les investisseurs sont devenus frileux en raison de la multiplication des oppositions», s’alarme Jean-Luc Jaquier, président du Groupe vaudois des entreprises de maçonnerie en bâtiment et de génie civil. «Si vous achetez un terrain et qu’il faut attendre dix à quinze ans avant de construire, c’est beaucoup trop cher. Inévitablement, les frais de justice grimpent et le coût de l’immobilisation de l’argent engendre une hausse des coûts de construction.»

Seuls 977 permis de construire ont été déposés dans le canton de Vaud au quatrième trimestre 2024. Il faut remonter à 2019 pour retrouver un niveau aussi bas. «La conséquence directe de ce recul est que le secteur a perdu 693 postes de travail l’an dernier. C’est un constat dramatique, affirme Jean-Luc Jaquier. A terme, des faillites sont à craindre.»

Bien que la population suisse ait approuvé en 2013 la loi sur l’aménagement du territoire (LAT), le citoyen est dans les faits peu favorable à la densification quand elle doit se réaliser à côté de chez lui. Ce que les Anglo-Saxons appellent le syndrome «not in my backyard» («pas dans mon arrière-cour»). Les levées de boucliers des habitants contre les nouveaux projets sont devenues quasiment systématiques.

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Insécurité juridique

Les recours ou les lenteurs administratives ne sont du reste pas le seul motif d’inquiétude. Un certain nombre de projets ont été refusés dans les urnes. «Les récents cas du Mont-sur-Lausanne, Blonay ou Montreux, où des initiatives ont balayé quinze ans de travail, sont préoccupants, souligne Jean-Luc Jaquier. Le retrait du droit à bâtir une fois qu’un projet a passé toutes les étapes démocratiques est un vrai problème.»

Gefiswiss, gérant d’actifs spécialisé dans les investissements en immobilier durable, est directement confronté à cette problématique, puisqu’il est le porteur du projet du Mont-sur-Lausanne, qui prévoyait la construction de 14 immeubles d’habitation dans le vallon de la Valleyre. Celui-ci a finalement été refusé dans les urnes en septembre dernier après le dépôt d’une initiative populaire communale.

 

La LAT dans le viseur

Les autorités cantonales ont cependant pris conscience de cette problématique et souhaitent faire évoluer la législation, relève-t-il. Boris Clivaz mentionne par ailleurs qu’une importante décision du Tribunal fédéral devrait tomber dans les prochaines semaines. Dans le cadre du projet des Grands-Prés à Montreux, le Tribunal cantonal a affirmé que les droits politiques ne prévalaient pas sur la LAT. En clair, malgré le résultat de l’initiative populaire, les droits à bâtir sont maintenus. «C’est une question cruciale pour les acteurs immobiliers, car elle confirme que des droits constructibles acquis en conformité avec les règles en vigueur ne peuvent être annulés rétroactivement. Cet arrêt devrait être confirmé par le Tribunal fédéral dans les prochaines semaines.»

De manière générale, «construire est devenu un véritable chemin de croix, déplore le directeur général de Gefiswiss. Il aurait fallu prendre des mesures d’accompagnement beaucoup plus fortes lors de l’introduction de la LAT. Les terrains «faciles» ont été construits. Mais on se rapproche désormais de plus en plus des habitations existantes et c’est là que ça coince.»

Gefiswiss a actuellement 800 logements au stade du permis de construire, mais ils sont tous bloqués par les oppositions. «Un projet prévoyant l’édification de 126 appartements est notamment à l’arrêt car un voisin s’oppose à la construction d’une place de jeux, qui était pourtant prévue dans le plan de quartier, exactement là où nous souhaitons la mettre», illustre Boris Clivaz.

Impact sur la pénurie

A ses yeux, le scénario catastrophe d’une pénurie de logements est en train de se matérialiser. «Mais ce n’est pas la faute des promoteurs, qui ont intérêt à construire. La population est cependant en train de prendre conscience de la corrélation entre la baisse des permis de construire et l’augmentation des prix des logements et des loyers. J’ai l’impression que le logement n’est malheureusement pas un sujet porteur pour les autorités politiques. Mais cela va le devenir inévitablement.»

Il ajoute: «Nous avons fondé Gefiswiss en 2008. Mais créer une telle entreprise en 2025 serait beaucoup plus difficile. C’est pourquoi nous avons choisi de diversifier nos activités en lançant par exemple le premier fonds viager ou un fonds sur la transition énergétique. L’idée est de ne plus dépendre uniquement du développement de projets immobiliers.»

Tous les acteurs du bâtiment sont confrontés à différents degrés à cette vague d’oppositions. «Les entrepreneurs du gros œuvre sont obligés de prendre environ 25% de travail supplémentaire afin d’arriver à un taux d’occupation de 90%», relève Jean-Luc Jaquier, qui dirige également l’entreprise Dénériaz. «Les incertitudes sont très élevées sur le démarrage des travaux. Certains chantiers prennent beaucoup de retard, voire ne commencent jamais. A contrario, il faut parfois engager dans l’urgence du personnel intérimaire quand les autorisations sont accordées.»

Des communes débordées

La multiplication des recours affecte également le travail des architectes. «Aujourd’hui, vous avez beau déposer un dossier sans dérogation, parfaitement dans les clous du règlement communal et passer tous les préavis des services techniques, vous n’êtes pas à l’abri des oppositions», explique Jean-Marc Sennwald, qui pilote avec sa sœur Alexandra un bureau d’architectes situé à Lussy-sur-Morges (VD).

Dans ce contexte d’incertitude, des clients ne veulent payer les architectes qu’à l’obtention du permis de construire. Et certains bureaux sont contraints d’accepter. «Ce qui est problématique pour la branche», souligne Jean-Marc Sennwald. Les oppositions et autres voies de recours «sont peu coûteuses proportionnellement au dommage que peuvent subir les porteurs de projet», déplore-t-il. «Quand j’ai commencé dans les années 1990, je faisais peu d’administration et beaucoup d’architecture. Aujourd’hui, c’est l’inverse», résume-t-il.

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Des exigences financières

Les oppositions ont parfois des visées pécuniaires. «En faisant opposition, des voisins peuvent s’assurer une marge de négociation et forcer les constructeurs à faire des concessions, qui peuvent aller jusqu’à des compensations financières. Ce dernier point fait d’ailleurs l’objet de nombreux abus», analyse Fredy Hasenmaile, économiste en chef chez Raiffeisen Suisse.

La résistance aux projets de construction trouve dans diverses dispositions portant sur la protection (contre le bruit, protection des sites construits, monuments historiques, etc.) des instruments qui permettent de retarder de plusieurs années, voire d’empêcher leur aboutissement, relève l’expert. Rien qu’en ville de Zurich, 3000 logements sont actuellement bloqués en raison de la législation sur le bruit et 4000 en raison de la protection des sites construits ISOS.

Dans ce contexte, les promoteurs ont un rôle à jouer dans l’acceptation des projets. Selon Fredy Hasenmaile, ils peuvent «grâce à une bonne communication associer en amont les différents groupes d’intérêt et, le cas échéant, minimiser les résistances en leur offrant des possibilités de participation».